Bien qu’en apparence art et publicité semblent être aux antipodes l’un de l’autre, leurs destins se croisent depuis plus d’un siècle et demi. En effet, vers 1850, l’industrialisation, l’ouverture des marchés et l’intensification des échanges grâce aux transports ont démultiplié les offres de biens et de services. La concurrence devient rude et chacun cherche à se distinguer : s’immisce alors la publicité, qui trouve en ce processus de commercialisation sa fonction première de promotion d’un produit. Elle n’hésite alors pas à s’appuyer sur l’art, en récupérant à son compte de très belles œuvres et en sollicitant la collaboration directe de peintres et de dessinateurs tels que Mucha, qui s’avéra prolifique et pourvoyeuse de véritables chefs-d’œuvre…
Aux origines de la publicité : l’essor de la réclame
A partir du XIXème siècle, certaines marques et magasins font appel aux artistes pour vendre leurs produits par le biais d’une publicité réalisée par ces-derniers. En effet, leurs techniques mais aussi parfois leur reconnaissance sur la scène artistique sont des atouts majeurs pour la vente, et cela les offreurs l’ont bien compris. Les artistes y voient alors non seulement un nouvelle source de revenus, mais aussi un formidable moyen d’expression de leur créativité. Art et publicité ne font alors plus qu’un et n’auront, par la suite, de cesse de s’inspirer l’un l’autre.
A la fin du XIXème siècle, le célèbre peintre anglais John Everett Millais accepte l’offre d’un fabricant de savon, propriétaire d’un de ses tableaux, qui souhaite en faire un usage commercial. Cette œuvre, figurant un garçon regardant une bulle, devient une réclame où, sans scrupule, est ajoutée une marque à des fins publicitaires. Quelques critiques crieront au scandale et à la dépravation du grand art mais Millais ne restera pas un cas isolé, comme nous le prouve, entre autre, l’omniprésence d’une certaine Laitière sur les emballages de nos supermarchés…
John Millais, affiche publicitaire pour la marque de savons Pears, 1886
On croit que la publicité a toujours été vive, enjouée et en couleurs… En réalité, elle a d’abord été monochrome, strictement informative et réduite à quelques phrases. Jusqu’à une invention décisive : la chromolithographie. Cette technique de gravure permet de reproduire des dessins complexes et fluides à grande échelle et devient la meilleure alliée de la réclame. L’affiche est la première à bénéficier du progrès des techniques d’impression. Elle devient le principal support publicitaire de masse même si, dans les années 1830-1860, son usage reste limité à l’affiche de librairie. Mais, dès 1880, des artistes professionnels vont contribuer à son essor : l’art graphique devient une expression culturelle. En 1867 naît la première affiche de Jules Chéret, un des plus célèbres affichistes du début du XXème siècle, qui révolutionna le genre en utilisant des couleurs vives provoquant des chocs visuels. Surnommé le « Watteau des rues », il reçoit en 1889 la Légion d’honneur pour avoir « inventé un art de la rue ».
Grâce à ce nouveau procédé d’impression, les affiches envahissent quantité d’espaces dédiés dans la ville : panneaux, colonnes, murs entiers. Son développement au fil du XIXème siècle va considérablement modifier le paysage urbain. Décennies 1890, les rues de Paris se tapissent d’impressions publicitaires où l’image prévaut sur le texte, suite à la loi de juillet 1881 qui a instauré la liberté d’affichage. Qu’il s’agisse de lait en poudre, de bicyclettes, de spectacles, de spiritueux ou d’appel patriotique, le produit s’inscrit dans un contexte chargé de détails narratifs et ornementaux. Signées comme des œuvres d’art et s’élevant à ce rang, elles consacrent le talent de Toulouse-Lautrec, Alfred Choubrac, Adolphe-Léon Willette, Jules Chéret, ou encore un certain Alfons Mucha, illustrateurs-vedettes de l’époque.
Alfons Mucha, affiche publicitaire pour la marque Job, 1896
Alfons Mucha, un publicitaire fer de lance de l’Art nouveau
En cette période de plein essor publicitaire, ces affiches sont tant admirées et convoitées que les passants les détachent et les collectionnent : l’affichomanie est née, terme apparu dans un article d’Uzanne en 1891. Détournées de leur fonction première, les affiches sont souvent vendues par des galeristes ou des collectionneurs qui n’hésitent pas à soudoyer les colleurs d’affiches pour obtenir les dernières nouveautés. Les éditions les plus chères seront imprimées sur satin, vélin ou japon, mais les acheteurs peuvent aussi se procurer des affiches imprimées en huit couleurs, moins coûteuses, ou sur carton : l’affiche publicitaire devient une œuvre accessible à toutes les couches de la société de la Belle Époque. Parmi elles trouve-t-on celles d’Alfons Mucha, artiste tchèque arrivé en 1887 à Paris et devenu un véritable chantre de la publicité.
Sarah Bernhardt dans le rôle de Gismonda, affiche de théâtre, 1894
Sorti de l’anonymat presque par hasard, en 1894, grâce à la réalisation de l’affiche de la pièce « Gismonda » sur demande de la célèbre actrice Sarah Bernhardt, il n’a de cesse par la suite d’être sollicité pour vanter les mérites de savons, champagnes ou autres biscuits Lefebvre-Utile par le biais d’illustrations reconnaissables au premier coup d’œil. En effet, Mucha représente le plus souvent des femmes, objets de désir érigées en machine à vendre : belle, langoureuse, envoûtante et aérienne, la « femme Mucha » n’est que courbes et arabesques. Très représentatives du vocabulaire graphique élaboré par l’artiste, les boucles de son abondante chevelure viennent sensuellement s’enrouler autour de son corps, tandis que la calligraphie des lettrages est autant travaillée que le sujet. D’un pinceau virtuose, Mucha enrichit ses sujets de longues vrilles et volutes, effet typique de l’Art nouveau (qui s’appuie sur l’esthétique des lignes courbes), que certains détracteurs qualifieront alors ironiquement de style « macaronis ». Défenseur de l’identité slave, l’artiste introduit même dans certaines de ses œuvres des éléments de sa culture, comme des costumes ou des éléments graphiques, que seul un œil averti pourra déceler. En 1900, il reçoit la médaille d'argent à l'exposition universelle et est également fait chevalier de la Légion d'honneur. L'année suivante, Mucha conçoit la bijouterie Fouquet au 6, de la rue Royale (la boutique fut démontée en 1923 et est aujourd'hui présentée reconstituée au musée Carnavalet).
Boutique du bijoutier Georges Fouquet anciennement située 6, rue Royale à Paris, 1901, musée Carnavalet
Sous l’impulsion de l’imprimeur Champenois, dont il était salarié, l’art de Mucha se décline sur une multitude de supports : panneaux décoratifs, calendriers illustrés, cartes postales, vignettes, programmes de théâtre, menus… Mais le rythme effréné que lui impose l’imprimeur s’avère néfaste pour sa créativité. Mucha se contente bientôt de varier attitudes, gestes, figures, mais ne parvient plus à se renouveler véritablement. Cette surabondance, cette édition de masse, finissent par lasser le public qui, peu avant 1900, se désintéresse de cet art publicitaire. Au final, l’engouement n’aura duré qu’une trentaine d’années. Après une décennie de création d’affiches, Mucha réalise les frises du Pavillon de la Bosnie, édifié à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, puis il part aux États-Unis et s’attelle à un projet qui lui tient à cœur depuis longtemps : la peinture de son immense « Épopée slave », fresque en vingt tableaux qui relate l’histoire des peuples slaves.
Fréquemment considéré comme le père de l’art publicitaire, fer de lance de l’Art nouveau, Mucha aura grandement contribué à donner à la publicité ses lettres de noblesse, l’érigeant en véritable art (nouveau), inventif et très visuel, ancêtre de notre publicité moderne.
Iris Mouton
Sources :
- Isabelle Courty, « Mucha, chantre de la nouvelle affiche publicitaire » , Histoire par l'image [en ligne], 2006
- Mélanie Gentil, Art et pub, , 2015
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